ECCE HOMO


Jusqu'ici, dans les toiles que je connaissais de Constanza Aguirre, le corps ne figurait pas. Au sens strict du terme: il n'était pas représenté. Attention! Présent, cependant. Puissamment. Comme à la fois la source et le delta de l'énergie sombre émanant du moindre centimètre carré des toiles par lesquelles j'ai rencontré le travail de Constanza Aguirre. Car ce peintre -la chose est claire clair au premier regard-, peint de tout son corps vers tout notre corps, où sont, sauf accident, cervelle et sexe, rêve et mémoire.

Mais pour le coup voici donc, avec Lamentation, le corps sur la toile même, douze fois. Douze, comme il y a douze mois dans l'année, douze stations au Calvaire. Le corps comme corps : il n'agit pas, ne pose pas. Il ne produit ni ne vise ou ne vend rien. Il est. Matière parmi d'autres. Trace ; ou bien apparition. Avènement ; ou bien ruine. En voie de décomposition ; à moins que ne ce soit: émergeant, telle l'image latente du bain d'un photographe. Il faudra revenir sur cette ambiguïté, ce vertige, qui tendent les toiles et notre rapport à elles...

Corps dont rien ne dit vraiment le sexe. Non que celui-ci soit dissimulé, honteux, mais parce que le sexe de ces corps n'est pas réductible à un genre, féminin ou masculin, il est le sexe humain, sa force et sa douleur. On pourrait décliner cela. Corps dont rien ne dit vraiment l'âge, l'identité, corps sans regard. Parce que le regard de ces corps est tourné vers les profondeurs de la conscience de soi, parce que l'âge de ces corps est l'existence et sa durée, parce que leur identité est l'être humain. Corps qui se souviennent aussi de l'histoire de la représentation des corps. Dans ces douze toiles de Constanza Aguirre, il semble que vibrent en même temps la mémoire de peintures rupestres, de maîtres de la Renaissance, et l'anticipation de ce que pourrait être, après l'apocalypse nucléaire, la fusion des chairs dans le magma.

Par exemple, plusieurs des douze Lamentation de Constanza Aguirre m'ont projeté vers une de mes plus anciennes émotions artistiques, la découverte de Masaccio dans la chapelle Brancacci, au fond à droite de l'église Santa Maria del Carmine à Florence. Spécialement, les jambes, si proches par leur rusticité de celles d'Adam et d'Eve dans la fresque les représentant chassés du paradis, membres non encore dégauchis par quoi l'artiste qui naquit avec l'immense Quattrocento désignait la primitive fragilité, l'animal désarroi et déjà l'irréductible noblesse de nos ancêtres, elle et lui homo erectus de fraiche date, à peine debout qu'accablés par la malédiction et l'exil.
Est-ce de la même malédiction, du même exil, que se lamente ici le peintre? Sans doute pas. Au-dessus de ces corps rarement saisis dans leur entier, elle n'a pas, comme Masaccio, mis d'ange. La malédiction et l'exil ne viennent pas de l'extèrieur, mais sont contenus par les corps mêmes. Le rappel qui vient ici, est beaucoup plus proche de nous, sonné à l'autre bout de l'ère qu'ouvrait la Renaissance, par le pragois Kafka écrivant La Colonie PÈnitentiaire où les attendus de la condamnation sont gravés à même la chair du condamné...

Ici, au bas de la toile, un dos émerge, monte, ou s'éloigne, s'enfoncera. Là, du haut de la toile, un corps pend, renversé, tombe, et si le torse se devine encore, la tête est déjà par l'obscurité prise et noyée. Ou peut-être, tout cela se hisse-t-il, aspiré d'en haut, et le torse puis la tête viendront-ils au jour, un jour. Ailleurs, des pieds, des mollets, dans la largeur de la toile. Le reste manque, coupépar le cadrage; au moins par lui. Le format, bien entendu, a son sens. Fait partie du récit. Deux mètres dix par soixante-quinze centimètres. Un peu plus grand qu'un corps, un peu plus large. Comme le rectangle ultime où tous retourneront à poussière. A l'heure où ces lignes sont écrites -selon la formule journalistique-, j'ignore comment Constanza Aguirre choisira de répartir ses toiles dans l'espace d'exposition. J'ignore -et l'artiste comme moi- dans quel ordre le visiteur choisira de les regarder, car on lit une exposition comme un recueil de poèmes, librement, en suivant ou non les numéros de pages, en sautant, en revenant, en faisant comme bon vous chante. J'aimerais -l'artiste aussi sans doute- me glisser dans les multiples circuits cérébraux qui opèreront ces choix, établissant (ou rétablissant) entre les douze formes qu'a prises la Lamentation du peintre d'autres liens ou d'autres écarts que ceux proposés.

Si chacune des douze toiles constitue un récit, si les douze toiles en forment ensemble un autre, il n'y a aucune anecdote à en espérer, aucun exotisme, aucun repos. On peut apprendre ceci et cela de la biographie du peintre, par exemple qu'elle est une jeune femme venue de Colombie, cela ne change rien à notre rapport à sa peinture. Car le récit de cette peinture est d'une histoire qui nous est propre, à nous qui regardons. Histoire advenue ou à venir, c'est selon. Ou plutôt: c'est en même temps. En même temps ces corps surgissent et meurent. En même temps l'or dont ils luisent dans l'étendue de ces ténèbres, est le liquide originel et la corrosion dernière.

Se garder du contre-sens. Ces Lamentation ne sont pas des gémissements, ni des plaintes. Nul apitoiement, rien d'immobile. La douleur est l'énorme pierre opaque dont on devine qu'elle roule dans tant de pâte noire. Elle est la force qui la roule, en même temps. Ecce homo... Je ne résiste pas à la tentation d'intituler ainsi mes quelques lignes de commentaire sur les douze Lamentation de Constanza Aguirre. Parce que la phrase latine, qui a traversé deux millénaires avec les Evangiles chrétiens, somptueuse de concision, court à l'essentiel comme à l'essentiel vise, douze fois, Lamentation. Voici l'homme: comment mieux résumer ce que ces toiles désignent? Mais, bien sûr, l'attitude du peintre, ici, est à l'opposé de celle du fonctionnaire impérial à qui la phrase est à jamais prétée. Aguirre n'a rien d'un Ponce Pilate, et ne se lave les mains ni de sa peinture ni de notre regard. On la sent, comme peu d'autres, engagée, impliquée, s'enracinant dans son oeuvre. Prenant sa distance, mais de l'intèrieur, une fois plongée, immergée. Et alors, l'exigence, la rigueur, la colère mêmes. Déployant autant d'énergie à maîtriser qu'à extirper le sens. Acharnement sera peut-être le mot le plus juste, pourvu qu'on y écoute le radical chair.

«Le récit, écrivait Adorno, incarne de la lumière au milieu de l'obscurité. Mais pour autant l'art n'existe que par la tension qu'il maintient entre l'obscur et le clair, que par son renoncement délibéré, en même temps qu'il est une tentative d'arrachement aux ténèbres, à prétendre à la pleine clarté -ce qui est le rôle des tentatives d'élucidation que sont les sciences et leurs succédanés.». À cette aune-là, devant ces toiles d'une tension extrème, qui semblent pénétrer jusqu'au magma et y creuser l'énigme même d'être un corps, comment douter que nous soyons devant le grand art: celui qui, sans se consumer, brûle ?

François Salvaing

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